Les Gilets Jaunes, la planète et l'Europe
APPEL À UN SURSAUT DE LA GAUCHE
17 janvier 2019
L'idée de l'appel qu'on va lire est venue à la suite d'une rencontre organisée le 6 octobre 2018 par l'Association Renaissance des Lumières avec comme objet : « Europe, monnaie, finance, démocratie » .
L'atmosphère de confiance unitaire, dans le respect des différences, qui a régné durant cette journée, a fait se rejoindre plusieurs participants dans le refus de la dispersion désolante de la Gauche, qui la condamne à l'impuissance face aux défis de l'heure que sont l'urgence sociale dont atteste la crise des Gilets Jaunes, l'urgence climatique et écologique, et l'échéance proche des élections européennes.
Cet appel n'est ni une supplique passive et indéterminée à l'unité de la Gauche ni une proposition de programme clefs en mains. Il est d'abord un appel aux militants et sympathisants de Gauche. Il veut aussi montrer que le socle de principes de Gauche reste, aujourd'hui comme hier, assez solide pour que les Partis de Gauche coordonnent leurs efforts et traitent de leurs différends en vue de les résoudre au lieu de s'enfermer dans des logiques partisanes étroites. Il ne s'agit pas de gommer les différences mais d'engager un processus permettant de fédérer les forces. Pour résister au défaitisme, se mettre au niveau des urgences à affronter et assumer les responsabilités qui en découlent. Il faut faire vite !
Les quelques personnes à l'initiative de ce texte (*) n'engagent évidemment qu'elles-mêmes ; elles ont comme objectif de regrouper sur lui un nombre significatif de signatures individuelles (**) ; une fois constitué ce « premier cercle » (à diamètre déjà large de préférence) le texte pourra, dans un deuxième temps, être à la fois mis en
ligne (sur un site dédié) et envoyé systématiquement à la presse ; viendra ensuite, en un troisième temps, sa communication aux Partis, syndicats et associations, selon des modalités à préciser.
* Parmi les organisateurs et invité(e)s du 6 octobre : Robert Lévy (philosophe), Xavier-Francaire Renou (philosophe), Hadi Rizk (philosophe) ; Laurence Scialom (économiste), Frédéric Boccara (économiste), Robert Salais (économiste), Ulf Clerwall (économiste).
Les Gilets Jaunes, la planète et l'Europe
APPEL A UN SURSAUT DE LA GAUCHE
I - État des lieux
Il y a aujourd'hui une triple urgence politique : proposer une issue politique à la crise des Gilets Jaunes, donner corps politique aux mobilisations pour la planète, et éviter que l'Europe sombre dans les déchirements ou soit submergée par la vague nationaliste. Or l'analyse de chacune de ces urgences montre qu'elle communique avec les deux autres. Et l'ensemble assigne aux Partis de Gauche une responsabilité historique qui les appelle à sortir de leur mutisme défaitiste tout comme de leurs logiques électorales partisanes qui désespèrent leurs propres électeurs actuels, passés ou potentiels.
Démission de Nicolas Hulot, longue et inachevée crise des Gilets Jaunes, très proches élections européennes le 26 mai prochain : chacun de ces événements illustre un aspect de la crise à trois faces. Commençons par le second, le plus long dans le temps.
La crise des Gilets Jaunes est une crise du néolibéralisme qui domine le monde. Depuis la fin des années 70, cinq principes économiques fondamentaux ont été peu à peu établis : libre circulation
des capitaux, dumping social, dumping fiscal, réduction des dépenses publiques et focalisation sur la dette publique tandis que la dette privée dérégulée, celle qu'entretiennent les aventuriers
de la finance, gonfle en bulles et est périodiquement source de crises destructrices. Après les Indignés espagnols et les révoltés grecs autour de Syriza, les Gilets Jaunes sont les perdants ou
les laissés-pour-compte de ce système : non peut-être parmi les plus pauvres, ils ne sont pas assistés, vivent de leur travail, de leur retraite, ou sont chômeurs, mais certains restent des
travailleurs pauvres ou retraités pauvres (la fin du mois commençant le 16), et d'autres voient leur niveau de vie baisser et la précarité les menacer. Et leur sursaut social pour défendre leur
niveau de vie a immédiatement une portée plus large, qui ne se réduit pas à leur expérience de la fraternité de lutte.
Quels que soient en effet les tâtonnements, contradictions voire dérives de leurs expressions politiques (antifisc, au fond néolibéral, mais demande de services publics ; ou, chute dans le pire :
haine de l'autre et de la République elle-même), par leur affirmation de citoyenneté elles contestent de fait le cœur même du système qui met des règles financières ou comptables au-dessus de la
souveraineté politique. En face d'eux les tenants de la politique néolibérale sont dans une situation critique : ils ne disposent plus des marges de négociation qui avaient permis le Grenelle de
1968 ; lentement mais inexorablement le partage de la valeur ajoutée s'est déplacé en faveur du capital et en défaveur des salaires directs et indirects : la protection sociale « coûte trop cher
» et « les caisses de l'État sont vides ». Il y a donc là une véritable impasse politique de fond qu'aucun dialogue ou table ronde ne pourra réellement débloquer. Et la première responsabilité
que doit d'urgence prendre la Gauche, elle qui combat ou devrait combattre le système qui entre en crise sous nos yeux, est de préparer la relève indispensable, avec une autre cohérence
économique et sociale.
La démission de Nicolas Hulot a eu comme cause, il l'a dit lui-même, que tous les programmes écologiques qu'il a tenté d'engager se sont heurtés au poids des lobbies pour qui leurs intérêts (et les dividendes de leurs actionnaires) passent avant le salut de la planète dont ils peuvent parfaitement, avec cynisme, se présenter en même temps comme des défenseurs. La deuxième urgence politique s'impose donc d'elle-même : les bonnes intentions, les bonnes pratiques locales et les mobilisations citoyennes de toute nature restent sans effet si l'on ne cible pas, point par point, cas par cas, les forces le plus souvent multinationales à la manœuvre. Sans oublier la grande complexité de la plupart des enjeux écologiques (climat, pollutions chimiques, biodiversité, …). Là réside la deuxième responsabilité, aussi urgente que la première pour la Gauche : remplacer aussi bien l'irénisme affectif du « tous ensemble », que le catastrophisme, affectif lui aussi, de la « fin du monde » par des programmes de luttes concrètes, c'est-à-dire raisonnées et organisées, face à des puissances qui sont celles-là mêmes qui ont peu à peu poussé les Gilets Jaunes à la révolte.
Si, maintenant, on en croit les sondages, les prochaines élections européennes devraient donner, en France, un tableau assez stable par rapport aux élections présidentielles de 2017, c'est-à-dire encore dominé par l'affrontement entre le « progressisme », en réalité néolibéral, incarné par Emmanuel Macron et les souverainismes de Droite et de Gauche qui se disputent le label de la protection nationale contre le capitalisme mondialisé. Entre les deux nulle place médiatique n'existe pour une ligne politique qui pourtant élargit peu à peu son audience, à distance des suspicions et anathèmes qui ont brisé la Gauche en 2005 : l'Europe n'est ni la panacée ni la source de tous les maux mais un niveau de souveraineté et donc de luttes politiques comme la nation, comme les régions, et comme le monde dans son entier ; elle est donc, parmi d'autres, un lieu de luttes concrètes et, de ce fait, un lieu possible d'espoir et de progrès.
Dépasser la déchirure de 2005 devient en réalité un impératif imposé. Car l'Europe, qui pourrait être un grand projet coopératif, est aujourd'hui à la fois dominée par les forces néolibérales et menacée d'éclatement sous les poussées nationalistes ou, pis, de prise de pouvoir nationaliste au sein même des institutions européennes. Or les nationalismes sont à la fois des réactions de repli face aux effets du néolibéralisme et la poursuite de celui-ci (pression sur les salaires et appauvrissement de l'État) par d'autres moyens, en particulier le dumping fiscal ou concurrence fiscale - et mortelle - entre nations. Le retournement du néolibéralisme des USA en nationalisme, qu'incarne Trump, est la première et aveuglante manifestation de cette vérité.
L'affrontement entre néolibéralisme et nationalismes est donc un étau idéologique à dénoncer. C'est la responsabilité de la Gauche de s'atteler à cette tâche.
Engager d'égal à égal, mais au bon niveau et sur les bons sujets, le dialogue avec les Gilets Jaunes ; comprendre et montrer l'unité fondamentale des luttes politiques traditionnelles à Gauche et des luttes écologiques ; comprendre, enfin, et montrer l'unité fondamentale des luttes nationales et des luttes européennes : voilà les trois tâches urgentes de l'heure.
Mais la Gauche se tait, doute, se déchire ou se disperse. Comme incapable d'affronter les tempêtes. De sorte qu'aux trois urgences s'en ajoute une quatrième : que la Gauche se ressaisisse, revienne sur elle-même, s'écartant un moment des urgences pour mieux y faire face.
Or revenir sur elle-même, pour la Gauche, c'est à la fois revenir à ses sources, c'est-à-dire à ses principes, et prendre en compte la richesse de ses expériences, celles des Partis, bien sûr, mais aussi celles de toutes les forces de Gauche (syndicats, associations), bien plus larges que les Partis, et qui ont, elles, tant de choses à dire et à proposer. De sorte que la tâche des Partis n'est ni d'inventer à la hâte et de toutes pièces des programmes idéaux, ni de suivre passivement les luttes après avoir souhaité les régenter, mais d'être à l'écoute des forces déjà à l'œuvre et de faire des propositions synthétiques aptes à fédérer les énergies et à faire renaître l'espoir.
II - Cinq idées directrices pour fédérer les forces de Gauche
1. Être de Gauche aujourd'hui
Quelles que soient les divergences, tellement nombreuses, entre les consciences de Gauche, quatre principes au moins les fédèrent, du Centre Gauche à l'Extrême Gauche.
- L'État de droit. Sans formes juridiques qui le règlent, et sans contre-pouvoirs qui le limitent, aucun pouvoir ne peut être légitime, et cela que ce pouvoir soit celui d'un individu, d'un Parti, d'une technocratie, des multinationales, du peuple lui-même, de l'opinion publique ou même de bons sentiments. La liberté politique ou commune est à ce prix, et 1789 l'a dit une fois pour toutes.
- La démocratie représentative. Quelles que soient ses limites et ses dérives possibles, la démocratie parlementaire est, pour l'établissement des lois, un acquis historique, conquis de haute lutte, qu'il n'est pas question de renier, même s'il doit toujours être revivifié. Le référendum, entre autres, peut y contribuer, mais en le soumettant lui aussi à des règles de droit.
- Le lien prioritaire avec les classes populaires. Être de Gauche, c'est prendre le parti (avec minuscule) des classes dominées, dont les classes populaires sont le noyau. Dans la crise actuelle, cela signifie avant tout les écouter, les entendre en ce qu’elles exigent et travailler vraiment avec elles pour bâtir des revendications répondant à leur situation. Non, évidemment pour en conclure, comme font certains, au rejet, qui serait mortel, de la démocratie, alors que la demande démocratique est au cœur de leurs exigences de classes dominées, mais pour concourir à construire ou développer des forces (ce sont précisément des Partis, avec majuscule cette fois, des syndicats et des associations) capables de peser dans le jeu démocratique pour que la voix de la majorité sociale soit entendue et puisse accéder au statut de majorité politique.
- La critique du capitalisme devenu débridé. Dans le capitalisme la gestion du capital, clef ultime du pouvoir, est laissée à une minorité (quel que soit le statut ou le nom de cette minorité). Être de Gauche c'est critiquer la prétendue évidence de ce principe, même si, à partir de là, le débat est ouvert. Et il en va évidemment, a fortiori, de même, dans la critique du néolibéralisme.
Outre ces principes les forces de Gauche sont riches de leurs combats et de leurs analyses. Elles ont de quoi dénoncer l'amalgame entre compétitivité et baisse du coût du travail parce qu'elles savent que la compétitivité est aussi fonction de l'accroissement de la productivité que permettent l'investissement et l'essor des qualifications, puis de la qualité, hors prix, des produits et services et, enfin, du coût du capital (dividendes et intérêts). Elles savent analyser les prétendues complexités du monde de la finance, et démasquer l'illusion de la fécondité économique et sociale de la finance dérégulée. Elles ont de quoi, analyse démographique en mains, démasquer l'illusion intéressée et indigne d'une vague migratoire qui menacerait nos emplois. Etc..
Solides principes communs, larges expériences réfléchies à partager : la Gauche, quelles que soient ses divisions ou déchirure, anciennes ou récentes, a de quoi relever la tête pour affronter les urgences de l'heure. Ce qui suit est l'ébauche d'une telle entreprise, encore schématique bien sûr, mais assez précise déjà pour montrer que le projet est possible.
2. D'abord reconstituer des marges de manœuvre pour une politique nouvelle
Une nouvelle politique économique, sociale et écologique, a deux faces : nouvelle distribution des pouvoirs économiques et nouvelles orientations de la production. Et elle a pour première condition l'élargissement des marges de manœuvre en menant de front deux séries de mesures, fiscales et financières.
a) Une réforme fiscale dont les axes sont pour l'essentiel connus depuis toujours bien qu'elle soit toujours remise à plus tard.
Du côté des particuliers primauté à la progressivité de l'impôt, au nom du principe de redistribution ; assujettissement de tous les revenus (même les plus faibles, pour le principe du lien entre citoyenneté et contribution au bien commun ; et, bien sûr, tous les autres y compris ceux du capital : dividendes et valorisations boursières) ; remise à plat critique de la TVA, qui est, elle, anti-redistributive et payée par tous, et d'abord par ceux dont on dit qu' « ils ne paient pas d'impôts ». Faut-il, maintenant, rétablir l'ISF sur les fortunes mobilières (actions, placements financiers, …) et/ou alourdir la fiscalité sur les très grosses successions ? Sans doute tout cela à la fois, mais en sachant que cela ne suffit pas, de loin.
Car, même réellement redistributive, la fiscalité ne peut suffire à la justice sociale, parce celle-ci relève, en amont de la fiscalité, de la distribution ou partage des richesses, donc d'une politique des revenus et des salaires ; mais celle-ci ne peut être définie sans la nouvelle politique économique recherchée (d'où le point 3 ci-dessous).
Du côté des entreprises au moins une triple action : commencer par arrêter les subventions massives aux grandes entreprises à coups d’exonérations sociales et fiscales censées favoriser des créations d’emploi alors qu’elles n’ont pas d’effets, et limiter ces subventions aux seules PME ; établir un impôt plus équitable pour les entreprises, des plus petites aux plus grosses, alors qu'aujourd'hui les taux d'imposition sont inversement proportionnels à la taille des entreprises ; enfin, clef de voûte d'une fiscalité juste et efficace, qui comblerait le déficit annuel de quasi tous les États européens, une lutte effective, difficile mais possible, contre la fraude fiscale (illégale) et l'optimisation fiscale (légale) des classes les plus aisées et des multinationales dans le maquis des astuces comptables, filiales et paradis fiscaux : il faut pour cela un arsenal juridique et comptable (déjà existant ou à compléter), des armées de contrôleurs aguerris (face aux armées de conseillers fiscaux en tout genre), et de la volonté politique.
Quant à l'éventuelle fiscalité écologique elle ne doit ni, c'est l'essentiel, punir les « pollueurs malgré eux » ( en particulier ceux qui n'ont pas le choix de leur modèle de voiture), ni permettre aux vrais pollueurs de la contourner comme ils savent si bien le faire, en particulier en achetant un « droit à polluer ». Ce qui importe, c'est de ne pas polluer. Ce qui renvoie à la politique économique et écologique (voir à nouveau 3 ci-dessous).
b) Une nouvelle politique financière. Doivent être menés de front le combat contre le gigantisme bancaire, la distinction, difficile mais enfin assumée et contrôlée, entre banques d'affaires et banques de dépôt-crédit et l'instauration, à côté de la seule rentabilité financière et rivalisant avec elle, de nouveaux critères, sociaux, économiques et environnementaux, pour les financements et refinancements. Au centre de cette nouvelle politique financière se situe le retour des banques centrales à leur fonction de refinancement « conventionnel » ou régulateur des banques, et de financement d'établissements publics de crédit, alors que la crise financière les a amenées, par les méthodes dites « non conventionnelles », à racheter aux banques des créances même douteuses pour éviter les catastrophes provoquées par les aventuriers de la finance. Les États, eux, complètent, en cas de besoin, le sauvetage avec l'argent des contribuables. Les États et les banques centrales sont ainsi à la traîne et à la merci des marchés financiers ; ils doivent au contraire reprendre leur rôle de réglementation et de régulation des flux financiers.
3. Nouvelle économie, luttes écologiques : même combat
Il y a quatre raisons qui rapprochent la recherche d'une politique économique démocratique et les luttes écologiques.
3a - Les luttes « classiques » (pour l'emploi, contre les délocalisations, pour les salaires…) et les luttes écologiques se heurtent toujours en définitive aux mêmes adversaires : les intérêts économiques et financiers privés et leurs lobbies, qui, pour assurer la rentabilité financière et les dividendes, exploitent jusqu'à l'extrême aussi bien les forces humaines de travail que les ressources naturelles, détruisent les tissus sociaux et ruinent la logique industrielle elle-même par la mobilité infernale de capitaux nomades capables, pour raisons financières, de fermer même une entreprise rentable et/ou en progrès de productivité.
3b - Ce combat contre les multinationales et les lobbies est en même temps un combat contre le productivisme et la fuite en avant vers une croissance indéfinie et aveugle. Mais à partir de cet acquis apparaissent des difficultés nouvelles dont il faut débattre. Difficulté 1 : une « croissance verte » peut-elle à elle seule résoudre tous les problèmes (justice sociale, emploi…) sur le modèle de la croissance productiviste ? Dans le flot de la croissance verte il peut en effet y avoir le capitalisme vert qui, tout vert qu'il se veuille ou qu'il veuille se montrer, reste capitalisme, avec ses risques de dérive. Difficulté 2 : la « décroissance » de son côté peut-elle, elle aussi, résoudre tous les problèmes comme le prétendait son antithèse qu'est la croissance ? En réalité il faut enfin revenir à la question de base commune à l'économie et à l'écologie : que pouvons-nous produire ? Comment ? Et, une fois ces deux questions traitées, vient la troisième, la véritable : que voulons-nous produire, que décidons-nous de produire ?
3c - L'enjeu est ici la liberté, la citoyenneté mise au cœur de la production et des choix qu'elle exige. Au coeur d'une démocratisation de la politique économique et des luttes écologiques il y a donc des choix, souvent difficiles, sans lesquels l'idée même de politique n'a pas de sens. Et qui dit choix dit pluralité de possibilités offertes. Exemple évident : « tous unis pour le climat » reste trop global car, concrètement, comment définir une (si nécessaire) politique énergétique européenne commune quand on connaît la différence entre la politique française (avec la place qu'y tient le nucléaire), et la politique allemande (avec la place qu'y tient le charbon) ; quand on sait aussi que les énergies renouvelables le plus souvent citées (mais qui n'épuisent pas le champ des énergies nouvelles), à savoir l'éolien et le solaire, sont très grosses consommatrices de métaux rares dont l'extraction est aussi désastreuse pour la nature, voire davantage, que celle du gaz de schiste ?
3d - C'est en revanche un large front commun à une politique économique démocratique et à une politique écologique que de réindustrialiser la France et l'Europe selon des normes écologiques, cela va de soi, comme on peut le faire quand on le veut, et en utilisant d'une manière raisonnée et débattue les potentialités technologiques. Car si l'on ne produit pas, on devient un jour ou l'autre dépendant de ses fournisseurs, qui peuvent produire au prix social et environnemental fort. À quoi s'ajoute que l'imbécile et mortifère circulation mondiale des marchandises en tous sens est à la fois hyper-énergivore et hyper-polluante.
4. Égalité sociale, égalité des territoires : même combat
Tout comme il creuse les inégalités sociales, le capitalisme creuse les inégalités géographiques : entre métropoles et territoires délaissés, entre centres et périphéries, entre régions ou pays riches et régions ou pays pauvres. Manifestation financière de cette inégalité : la dette des zones pauvres ne cesse de s'accroître.
Le remède à ce cercle vicieux du développement inégal se trouve dans la logique du développement solidaire. Non seulement par une redistribution ou péréquation entre zones riches et zones pauvres ; non seulement encore par le soutien aux services publics et à un secteur social et solidaire sans but lucratif ; mais aussi par la compréhension, de la part des régions ou nations riches, qu'elles ont intérêt au développement des régions ou nations pauvres : si celle-ci s'enrichissent elles seront des clients et fournisseurs pour les régions plus riches ; et elles pourront plus aisément s'acquitter de leurs dettes. À la logique qui fait de l'austérité budgétaire la condition préalable à l'investissement s'oppose donc l'autre logique qui fait de l'investissement la condition du non endettement ou du désendettement. À courte vue la première logique l'emporte, mais à moyen et surtout long terme c'est l'inverse. Le développement solidaire, seul compatible avec les exigences écologiques, n'est donc pas affaire de charité ni même seulement de justice, mais d'une logique économique mieux raisonnée, libérée à la fois de l'égoïsme borné et de l'obsession du court terme.
De l'exigence de cette logique nouvelle les Gilets Jaunes, leur révolte et leur volonté de prendre leur destin en mains sont des témoins qui doivent aider à se reprendre tous ceux qui, à Droite et à Gauche, ont prêté la main au développement inégal en le pensant inévitable ou en en étant bénéficiaires. Et à partir de cette logique nouvelle peuvent être repensés le développement des territoires délaissés, mais aussi la coupure entre Europe du Nord et Europe du Sud, entre l'Italie du Nord et Italie du Sud ou encore la coupure entre Europe et Afrique. Deux urgences s'imposent ici. Au sein de l'Europe sortir de la logique mortelle de la dette qui a, en particulier, conduit et laisse la Grèce au bord du gouffre. Et, dans les rapports entre l'Europe et les pays moins développés qu'elle, en particulier en Afrique, rompre avec la logique néocoloniale et ses effets destructeurs : déforestation, monocultures, désertification, pillage des ressources minières…
5. Dans la lutte contre le néolibéralisme mondial, nations et Europe : même combat
Il y a trois raisons de prendre en compte la dimension européenne dans toutes les luttes économiques, sociales et écologiques.
5a - La première est tout simplement factuelle. Aucune mesure de justice sociale n'est possible durablement dans un pays déterminé si ses voisins européens pratiquent le dumping social et fiscal : ce ne sont pas les frontières qui protègent les travailleurs de la concurrence des travailleurs étrangers, ce sont des droits devenus communs aux uns et aux autres et les moyens de les rendre effectifs. Aucune politique écologique n'est possible non plus à l'échelle d'une nation seule : pour les grands enjeux écologiques (climat, biodiversité, acidification des océans...) une « nation vertueuse » isolée est aujourd'hui à la fois quasi impuissante et en risque d'être, sur le terrain commercial, concurrencée d'une manière déloyale par celles qui ne font rien tout en bénéficiant indirectement de sa vertu. Aucune protection durable contre les excès bancaires n'est possible sans une politique bancaire européenne une fois qu'on a compris que les grandes banques sont « internationales de leur vivant et nationales à leur mort », etc.
5b - Dans la lutte contre les mastodontes mondiaux financiers, industriels, ou du numérique, c'est une erreur tragique de croire que « l'Europe » est leur représentant, et que c'est en la combattant, elle, qu'on les combattra, eux. En réalité les forces dominantes sont partout, en Europe certes, mais aussi au cœur même des nations et régions. Et s'en prendre à « l'Europe » comme si c'était elle la cause profonde de tous les maux, c'est laisser les mains libres aux classes dominantes qui se trouvent comme absoutes de leur responsabilité dès lors qu'elles se donnent ou qu'on leur donne le label national. Figure extrême de cette réalité : c'est un gouvernement nationaliste qui, en Hongrie, veut faire monter la durée du travail à 12 heures par jour et six jours par semaine.
5c - L'Europe n'est ni une panacée ni la cause de tous les maux, mais un lieu où se jouent aussi, comme au niveau national, de la liberté et de la souveraineté. Et cela non dans une Europe idéale pour demain mais dans l'Europe actuelle, qu'il s'agit de démocratiser, tout comme les luttes nationales ont lieu dans les nations actuelles, qu'il s'agit de démocratiser.
Quant au monde actuel, celui du capitalisme mondialisé et financiarisé, il est dominé à la fois par les entreprises multinationales de toute nature et par le jeu des égoïsmes nationaux que surplombe la concurrence des deux premières puissances mondiales : les USA qui dans l'alternance entre interventionnisme et repli conservent l'arme de domination mondiale qu'est le dollar, et la Chine qui, aujourd'hui, monte à marche forcée vers la puissance industrielle et technologique, tout en conquérant, comme son adversaire principal, des positions stratégiques, en Asie, mais aussi en Afrique et en Europe, pour le placement de ses capitaux et pour son approvisionnement en matières premières.
Dans ce monde, plus dangereux encore que celui de la guerre froide, l'Europe est, au moins en puissance, un lieu ou niveau de souveraineté crucial pour permettre d'abord d'éviter la dilution ou l'asservissement des nations européennes, de petite ou moyenne puissance, sous la double action des puissances multinationales et des superpuissances nationales dominantes. Et, au-delà de cette essentielle fonction protectrice, une Europe libérée, grâce aux forces de Gauche, de l'étau constitué par le néolibéralisme et les nationalismes, accéderait à un niveau de puissance et de rayonnement capable d'infléchir le cours du monde dans un sens coopératif.
Fédérer les forces de Gauche est possible. C'est donc un devoir pour les Partis de Gauche d'y œuvrer. Tout de suite. Pour dialoguer d'une manière unitaire avec les Gilets Jaunes et proposer de nouvelles perspectives politiques aux luttes sociales ; pour donner corps politique et efficacité aux luttes écologiques ; pour, enfin, préparer les élections européennes d'une manière coordonnée et contrer efficacement la vague nationaliste et autoritaire qui menace le Parlement européen.